Durant une année, 23 personnes plutôt jeunes s’emparent d’un thème. L’intime? Le désir? L’éducation sexuelle?
A partir de ce thème nous construisons un objet théâtral. Et très rapidement cela nous dépasse touxtes. Chacunex se met à écrire. A parler. A se raconter. A mettre des mots sur des souvenirs, sur des sensations, sur l’amitié, le plaisir, l’amour, la honte, la violence, les victoires et les défaites.

Des choses que je sais depuis toujours est un spectacle sous forme de poème choral contemporain, un projet d’écriture et de composition musicale autour du corps, de l’intime et du genre. Par l’Atelier 1 du Théâtre Spirale.

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Quelques mots sur le culturalisme, la croyance dans le pouvoir des objets inanimés et la pièce  « Amulettes », de Michele Millner.

En 1877, l’anthropologue Paul Broca répond à un courrier anonyme, très remonté, au sujet d’une querelle linguistique apparemment d’importance capitale[1] : quel est le genre du mot « amulette » ? « Amicus », l’anonyme signant la lettre de doléance, défend son cas : « amulette » est bien sûr masculin ! Il s’appuie, évidemment, sur le dictionnaire de l’académie française. Broca se lance alors dans un savant exposé historique, dont la conclusion est la suivante : l’Académie n’a jamais réussi à imposer le masculin pour ce mot, l’ignorance touchante du « peuple » ayant fini par fausser l’usage du mot. En cause, la terminaison en -tte. Le peuple, et même Chateaubriand, préfère dire une amulette qu‘un amulette. Qu’il devait être bon de pouvoir discourir aussi oisivement et en si bonne compagnie, dans l’entre soi académique.

À l’inverse de ces (anciens et stériles) débats sur la norme, « Amulettes », la pièce de théâtre de Michele Millner est un récit d’usage. Parmi toutes ces qualités, c’est son refus du culturalisme, attitude idéalisant les différences sociales et exotisant à tout-va, qui lui donne toute sa portée anthropologique.

À ce propos, les amulettes ont deux particularités. Elles sont du ressort de l’intime et sont toujours porteuses d’un pouvoir – de santé, de prophylaxie, de réconfort. Ces deux particularités en ont fait des pièges interprétatifs pour l’anthropologie : le domaine de l’intime empêchant les observateur·rices de déceler ce qu’il y a de socialement partagé dans la pratique et l’invocation de leurs pouvoirs souvent décrits comme « magiques » emmenant les ethnographes à tous types d’impasses : ces personnes croient-i·elles vraiment en le pouvoir d’un objet inanimé ? Est-ce de la magie populaire ou une extension du fait religieux ? De fait, les amulettes ont trop fréquemment été réduites à des clichés et des stéréotypes, reléguées au domaine du folklore, au rang de l’épiphénomène religieux, décrites comme une pratique mineure de peuples non-occidentaux ou de paysans superstitieux. Une lubie (de femmes), une distraction, une illusion. Les innombrables débats académiques, plus ou moins violent, sur le fétichisme ont un point de départ similaire[2] . Ainsi, la matière première de la pièce éponyme étant composée de récits intimes sur ces objets puissants par de femmes issues de divers parcours de migration, il aurait été facile, mais anthropologiquement et politiquement corrompu, de proposer une lecture culturaliste de l’utilisation des amulettes. Il aurait été trop commode d’expliquer l’usage d’amulettes par une différence nationale, religieuse, ou ethnique.

Il n’en est évidemment rien dans « Amulettes » qui est une proposition post-coloniale et féministe. Pour sortir de ces pièges interprétatifs, les comédiennes et la metteuse en scène ont choisi de passer par la récolte patiente et la description méticuleuse de ce que l’on pourrait appeler des « récits d’amulettes » (de leurs significations pour leurs propriétaires, mais aussi de leurs utilisations, des contextes sociaux). La pièce s’ouvre d’ailleurs sur un rapide exposé méthodologique qui explique tout le travail de médiation effectué l’année précédant la mise en scène :

« Quand nous avons posé cette question aux femmes qui ont participé à nos ateliers de théâtre et d’écriture, nous avons été parfois surprises et émues par leurs réponses. » 

Les récits récoltés auprès de ces femmes sont joués dans une suite de tableaux – comme autant des vignettes ethnographiques. En mettant en scène ces expériences vécues, en les confrontant sur scène, en refusant l’idéalisation culturelle, « Amulettes » laisse au public le soin du travail d’analyse. La pièce offre une interprétation (au sens théâtral et sociologique) sans imposer une clé de lecture unique.

On découvre alors progressivement de nouvelles amulettes, des plus matérielles aux plus symboliques. Ainsi : des bijoux, souvent faits de matériaux précieux (le prototype de l’amulette) mais parfois sans aucune valeur marchande ; des objets d’un quotidien révolu ou d’un passé douloureux, impossible à oublier ; des ustensiles manufacturés en masse et réinvestit d’affects positifs par de puissants souvenirs ; des souvenirs qui peuvent d’ailleurs devenir eux-mêmes des amulettes ; des mots, une langue. ; une partie du corps. Occasionnellement aussi, ce sont des reliques ou des objets religieux plus communs comme la main de Fatma. Des mots, des mots doux, des photos, le souvenir de ces photos ; On y découvre aussi des amulettes temporaires : un marron en automne. Malgré ce florilège d’exemples, le public ne perd jamais le fil rouge de la pièce : ce sont des histoires de femmes, et ce sont des histoires de migrations. On y voit qui offre (une mère à sa fille, un père à sa fille, un frère, une sœur ; autant que de soi à soi) et comment sont stockés, utilisés, sortis ou disposés ces objets pleins d’histoires. On y voit donc des êtres humains s’attacher, de tant de manière différente, à des objets d’une incroyable diversité. Progressivement, on comprend que ce sont ces histoires et ses affects qui en font des objets de pouvoir.

A contrario de discussions pompeuses et loin du réconfortant entre-soi académique la pièce éponyme permet trois choses : décrire une grande variété de pratiques, révéler une expérience humaine commune et finalement offrir un espace de réflexivité incarné. Plutôt que de s’enliser dans un débat impossible sur la croyance ou sur l’impact des différences culturelles sur ces mêmes croyances, « Amulettes » décrits des pratiques sociales complexes, en dessine les contours universels. À rebours aussi des difficultés qu’a toujours rencontré l’anthropologie pour faciliter la restitution et la transmission de ses savoirs[3], le théâtre – populaire et indépendant – donne à son public à réfléchir, à comparer, à faire et à penser.


[1]Hamy, E. T., & Broca, P. (1877). Sur le genre du mot amulette. Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 12(1), 76-78.

[2]À ce propos, on peut consulter Graeber, D. (2005). Fetishism as social creativity: or, Fetishes are gods in the process of construction. Anthropological Theory, 5(4), 407–438.  Traduction en français: https://sortirdeleconomie.ouvaton.org/sde-n4-p223.pdf

[3]https://www.anthrotheory.net/reading-lists/public-anthropology-pia/

Amulette ? Lutte des âmes… âmes muettes ? Migrantes, elles y retrouvent la voix.

Amulette, la création du Théâtre Spirale mise en scène par Michele Millner, cela fait bientôt trois mois que j’y ai assisté. Elle reste pourtant très présente à mon esprit. Je vois l’énergie dansante et complice de la troupe dans la merveilleuse salle aux murs bruts de la Parfumerie, j’entends le timbre chaud des paroles, des chants, du saxophone, de la guitare, je ressens comme des vagues sur un rivage l’adresse conjointe des mots et des regards – un appel toujours renouvelé vers le public assemblé ce soir-là.

On ne sait jamais vraiment pourquoi resurgit dans la mémoire une image, visuelle et acoustique, plutôt qu’une autre. Mais pourquoi son empreinte persiste-t-elle autant ? La simplicité, pour ne pas dire la franchise du dispositif scénique d’Amulette, dans une scénographie de Miriam Kerchenbaum qui fait la part belle aux objets du quotidien, y est pour beaucoup. On comprend qu’elle tient au projet même, mené par le Théâtre Spirale en collaboration avec l’Université Populaire Albanaise et d’autres associations : suite à de longs échanges avec des personnes migrantes, de toutes origines, porter en scène leurs témoignages.

La réalité vécue de ces rencontres, sans parler des épreuves de la migration, ne relève pas de la comédie ou d’une simple performance scénique. Bien que ces personnes ne soient pas physiquement sur le plateau, leur présence y est sensible, plus intense encore sans doute que si, prêtant le flanc à une forme de voyeurisme ou de comparaison déplacée avec les professionnels de la scène, elles avaient été là en chair et en os : « prêter sa voix » à quelqu’un, « emprunter la voix » d’autrui, ces expressions auront rarement été aussi appropriées. La voix valant ici bien sûr pour tout le corps en mouvement qui la porte.

C’est que le texte, écrit par Michele Miller à partir des récits collectés, est direct, alerte. C’est que, chanteuses, musiciennes et danseuses, les cinq comédiennes – Naïma Arlaud, Nathaly Leduc, Françoise Gautier et Nora Cupelin, Amanda Cepero ou Yaël Miller – irradient, habitées par les « personnages » qu’elles évoquent, sur le mode choral ou seules, en se gardant bien de prétendre les incarner. C’est que le musicien – Yves Cerf – a composé des mélodies et des rythmes qui font corps, justement, avec les paroles dites ou chantées, et qui contribuent à dessiner le parcours de la représentation. Pour le dire à la manière de Georges Perec (ce n’est qu’un exemple) : « je me souviens… » d’un chant yiddish qui m’a donné les larmes aux yeux. Mais il y a plus encore. Si cet événement est unique, il a des racines dans l’histoire du lieu et de la compagnie Spirale et du Chœur Ouvert qui participent aussi de l’expérience du jour. Une mémoire peu à peu se tisse. On aime revenir à la Parf’, y retrouver une recherche théâtrale jamais figée qui prend pour matériau notre monde tel qu’il va, et ne va pas. On aime y partager les émotions suscitées par de tels moments. J’attends donc avec impatience et bonheur de vivre le prochain !

Michele Millner est une femme de théâtre féministe dont le travail a une importance cruciale pour le développement du vivre ensemble dans notre ville. Sa méthode permet le partage de points de vue et de voix venant de vécus radicalement différents, souvent ceux appartenant à des personnes vulnérables et résilientes à la fois : les femmes issues de la migration récente. Ses spectacles multiformes sur les thématiques de la relation mère-fille (Le Chœur des femmes, 2018) et les amulettes (Amulette, 2022) sont le fruit de son processus particulier.

Michele commence avec des voix, de l’écoute, de l’échange. Persuadée que les vécus de toutes les femmes sont des récits importants qui contiennent des perles d’humanité, elle aménage des espaces de sécurité, des safe spaces, où des femmes issues de bords différents peuvent partager leurs expériences, leurs vécus. Des bourgeoises nées à Genève, et des femmes dont le cheminement qui les amène à ce moment et cet endroit passe par les violences et les guerres du monde entier : toutes les voix ont une valeur égale, toutes les histoires sont précieuses.

De ces moments d’échange oral on passe à une pratique de l’écriture, une mise en mots qui encourage à peser et à choisir. La mise en écriture est un acte de valorisation. A travers l’Histoire, les récits qui sont préservés, édités, disséminés, tendent à être ceux des hommes blancs, les maîtres, ceux qui détiennent le pouvoir. Lorsque Michele et ses collaboratrices donnent la possibilité aux femmes de mettre par écrit leurs récits, elles sont des agents d’empouvoirement, des sages-femmes dont les gestes sont culturels plutôt que corporels. Là où il y avait du vécu inaudible, enfoui dans le bruissement désordonné de l’expérience, jaillit dès lors le récit, transmissible et partageable. Ce sont autant d’actes de légitimation, et on accueille ce qui avant était dévalorisé et invisibilisé—car hors du champ du pouvoir, du productivisme capitaliste—dans le domaine de la culture. Le processus de Michele nous rappelle l’étymologie de la culture et son lien avec la terre : le soin de faire pousser pour nourrir les autres est au centre de sa méthode théâtrale.

Il est important de noter que Michele fait tout cela sans aucun effet d’appropriation ou d’extraction culturelle. Sa personnalité est loin de l’individualisme qui parfois marque le monde du théâtre. Elle est passeure d’histoires, pas accapareuse.

Lorsqu’elle a cultivé un vivier de récits, elle opère un nouveau choix, toujours dans la participativité et la consultation. De là sort le spectacle. Le travail de mise en scène, suivi de représentations, achève de rendre visible et audible les vécus multiples des femmes de Genève. La plupart viennent d’ailleurs, et peut-être partiront un jour, mais à un moment elles participent toutes dans la vie d’ici. Notre ville est faite par ces femmes, et Michele parvient à leur faire prendre la place qui leur revient : sur le devant de la scène. Les spectatrices se reconnaissent, parfois dans les histoires qui sont dites, mais toujours dans le processus, qui invite à se penser dans une collectivité sans bornes, une matrice aimante, où chacune se sent accueillie et respectée. On assiste à un spectacle, mais au-delà du spectacle, on assiste à la naissance d’un esprit de générosité et d’accueil. Lorsque Michele donne la voix aux autres, elle nous aide à prendre conscience, à devenir des gens meilleurs. Sa pratique du théâtre est à la fois moderne car elle pousse les limites de ce qu’on peut mettre sur la scène, et ancienne car elle nous rappelle la fonction du théâtre de la Grèce ancienne comme catharsis et fondation du vivre ensemble de la cité.