Amulette: témoignage de Yann Cerf, assistant de recherche à la Haute école de travail social (HETS) à Genève

Quelques mots sur le culturalisme, la croyance dans le pouvoir des objets inanimés et la pièce  « Amulettes », de Michele Millner.

En 1877, l’anthropologue Paul Broca répond à un courrier anonyme, très remonté, au sujet d’une querelle linguistique apparemment d’importance capitale[1] : quel est le genre du mot « amulette » ? « Amicus », l’anonyme signant la lettre de doléance, défend son cas : « amulette » est bien sûr masculin ! Il s’appuie, évidemment, sur le dictionnaire de l’académie française. Broca se lance alors dans un savant exposé historique, dont la conclusion est la suivante : l’Académie n’a jamais réussi à imposer le masculin pour ce mot, l’ignorance touchante du « peuple » ayant fini par fausser l’usage du mot. En cause, la terminaison en -tte. Le peuple, et même Chateaubriand, préfère dire une amulette qu‘un amulette. Qu’il devait être bon de pouvoir discourir aussi oisivement et en si bonne compagnie, dans l’entre soi académique.

À l’inverse de ces (anciens et stériles) débats sur la norme, « Amulettes », la pièce de théâtre de Michele Millner est un récit d’usage. Parmi toutes ces qualités, c’est son refus du culturalisme, attitude idéalisant les différences sociales et exotisant à tout-va, qui lui donne toute sa portée anthropologique.

À ce propos, les amulettes ont deux particularités. Elles sont du ressort de l’intime et sont toujours porteuses d’un pouvoir – de santé, de prophylaxie, de réconfort. Ces deux particularités en ont fait des pièges interprétatifs pour l’anthropologie : le domaine de l’intime empêchant les observateur·rices de déceler ce qu’il y a de socialement partagé dans la pratique et l’invocation de leurs pouvoirs souvent décrits comme « magiques » emmenant les ethnographes à tous types d’impasses : ces personnes croient-i·elles vraiment en le pouvoir d’un objet inanimé ? Est-ce de la magie populaire ou une extension du fait religieux ? De fait, les amulettes ont trop fréquemment été réduites à des clichés et des stéréotypes, reléguées au domaine du folklore, au rang de l’épiphénomène religieux, décrites comme une pratique mineure de peuples non-occidentaux ou de paysans superstitieux. Une lubie (de femmes), une distraction, une illusion. Les innombrables débats académiques, plus ou moins violent, sur le fétichisme ont un point de départ similaire[2] . Ainsi, la matière première de la pièce éponyme étant composée de récits intimes sur ces objets puissants par de femmes issues de divers parcours de migration, il aurait été facile, mais anthropologiquement et politiquement corrompu, de proposer une lecture culturaliste de l’utilisation des amulettes. Il aurait été trop commode d’expliquer l’usage d’amulettes par une différence nationale, religieuse, ou ethnique.

Il n’en est évidemment rien dans « Amulettes » qui est une proposition post-coloniale et féministe. Pour sortir de ces pièges interprétatifs, les comédiennes et la metteuse en scène ont choisi de passer par la récolte patiente et la description méticuleuse de ce que l’on pourrait appeler des « récits d’amulettes » (de leurs significations pour leurs propriétaires, mais aussi de leurs utilisations, des contextes sociaux). La pièce s’ouvre d’ailleurs sur un rapide exposé méthodologique qui explique tout le travail de médiation effectué l’année précédant la mise en scène :

« Quand nous avons posé cette question aux femmes qui ont participé à nos ateliers de théâtre et d’écriture, nous avons été parfois surprises et émues par leurs réponses. » 

Les récits récoltés auprès de ces femmes sont joués dans une suite de tableaux – comme autant des vignettes ethnographiques. En mettant en scène ces expériences vécues, en les confrontant sur scène, en refusant l’idéalisation culturelle, « Amulettes » laisse au public le soin du travail d’analyse. La pièce offre une interprétation (au sens théâtral et sociologique) sans imposer une clé de lecture unique.

On découvre alors progressivement de nouvelles amulettes, des plus matérielles aux plus symboliques. Ainsi : des bijoux, souvent faits de matériaux précieux (le prototype de l’amulette) mais parfois sans aucune valeur marchande ; des objets d’un quotidien révolu ou d’un passé douloureux, impossible à oublier ; des ustensiles manufacturés en masse et réinvestit d’affects positifs par de puissants souvenirs ; des souvenirs qui peuvent d’ailleurs devenir eux-mêmes des amulettes ; des mots, une langue. ; une partie du corps. Occasionnellement aussi, ce sont des reliques ou des objets religieux plus communs comme la main de Fatma. Des mots, des mots doux, des photos, le souvenir de ces photos ; On y découvre aussi des amulettes temporaires : un marron en automne. Malgré ce florilège d’exemples, le public ne perd jamais le fil rouge de la pièce : ce sont des histoires de femmes, et ce sont des histoires de migrations. On y voit qui offre (une mère à sa fille, un père à sa fille, un frère, une sœur ; autant que de soi à soi) et comment sont stockés, utilisés, sortis ou disposés ces objets pleins d’histoires. On y voit donc des êtres humains s’attacher, de tant de manière différente, à des objets d’une incroyable diversité. Progressivement, on comprend que ce sont ces histoires et ses affects qui en font des objets de pouvoir.

A contrario de discussions pompeuses et loin du réconfortant entre-soi académique la pièce éponyme permet trois choses : décrire une grande variété de pratiques, révéler une expérience humaine commune et finalement offrir un espace de réflexivité incarné. Plutôt que de s’enliser dans un débat impossible sur la croyance ou sur l’impact des différences culturelles sur ces mêmes croyances, « Amulettes » décrits des pratiques sociales complexes, en dessine les contours universels. À rebours aussi des difficultés qu’a toujours rencontré l’anthropologie pour faciliter la restitution et la transmission de ses savoirs[3], le théâtre – populaire et indépendant – donne à son public à réfléchir, à comparer, à faire et à penser.


[1]Hamy, E. T., & Broca, P. (1877). Sur le genre du mot amulette. Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris, 12(1), 76-78.

[2]À ce propos, on peut consulter Graeber, D. (2005). Fetishism as social creativity: or, Fetishes are gods in the process of construction. Anthropological Theory, 5(4), 407–438.  Traduction en français: https://sortirdeleconomie.ouvaton.org/sde-n4-p223.pdf

[3]https://www.anthrotheory.net/reading-lists/public-anthropology-pia/