Intervention de Michele Millner sur la post-migration

(dans le cadre du colloque organisé le 29 septembre 2023 par l’UPA et la Ville de Genève)

Me and post migration/4

Bonjour je m’appelle Michele Millner, je codirige le théâtre Spirale à Genève, et je suis très heureuse d’être ici avec vous aujourd’hui. Je remercie tout particulièrement Albana Krasniqi pour l’invitation.

Dormi bimbo dormi amore che ti portero in un posto migliore

Dormi bimbo dormi amore che la travesata fa un po’ orrore

Dormi bimbo dormi amore che troveremo gente migliore

Dormi bimbo dormi amore che ti salvero da questo tifone

Dormi bimbo dormi amore abbracciato al moi petto in fondo al mare

Dormi bimbo dormi amore che resteremo per sempre nei loro cuori

Dors bébé, dors amour, je t’emmène dans un endroit meilleur

Dors bébé, dors mon amour aimer la traversée fait un peu peur

Dors bébé dors mon amour on trouvera un monde meilleur

Dors bébé dors mon amour je vais te sauver de ce typhon

Dors bébé, dors mon amour je te tiens contre moi au fond de la mer

Dors bébé dors mon amour nous resterons pour toujours dans leurs cœurs

Berceuse de Gilda, une femme sicilienne issue de la migration, qui a participé à notre atelier Berceuses à F-Information

Who am I ?

Qui suis-je ?

Quien soy yo ?

Est-ce que je suis une migrante ? une exilée ? une post-migrante ? une nomade ? une voyageuse ? Est-ce que c’est important ?

Je suis née au Chili où j’ai vécu les premiers dix ans de ma vie.

J’ai grandi en Australie comme migrante/exilée enfant de la diaspora chilienne. J’ai fait mes études secondaires, l’université et le conservatoire de musique à Sydney.

Je vis à Genève depuis 34 ans. C’est l’endroit où j’ai vécu le plus longtemps et où j’ai pu développer mon travail de théâtre en tant que comédienne, metteuse en scène, chanteuse et pédagogue. Et je remercie la ville de Genève pour cela.

Je viens d’une lignée de migrant·es, voyageur·euses et vagabond·es. Tous mes grand parents et mes parents ont été migrants. Un de mes enfants est un migrant. En quatre générations dans ma famille la mère n’a pas parlé la même langue maternelle que ses enfants. Je suis trilingue et je suis traversée par la migration et l’exil de façon concrète, mais aussi dans mon imaginaire et dans ma perception sensible du monde. Je me définis souvent en premier lieu comme une migrante, comme étrangère, comme quelqu’un qui marche sur la crête liminale de la frontière.

En Australie au début des années 80 j’ai travaillé avec le Sidetrack Theatre, compagnie multiculturelle et multilingue, compagnie phare de la décentralisation. Cette expérience a été primordiale, radicale et a modelé de façon inattendue et insoupçonnée tout ce qui allait venir par la suite dans ma vie.

J’ai fait mes études de théâtre à Paris à l’École Internationale de Théâtre Jacques Lecoq.

Et 1989 je suis arrivée à Genève et en 1990 j’ai cofondé le Théâtre Spirale.

Depuis lors j’ai créé de nombreux spectacles, je donne des ateliers, j’ai fondé une chorale. J’ai aussi travaillé comme marionnettiste, professeure de chant, vocal coach et diverses autres activités. J’ai mis en scène et joué en coproduction dans presque toutes les institutions théâtrales genevoises : La Comédie de Genève, Le Poche, le TMG, le Grütli et St Gervais.

Tout cela est très bien. Et je remercie.

J’ai entendu le terme « post migration » pour la première fois en lisant un article sur le théâtre Maxim Gorki, dans le journal The Guardian il y a quelques années.

Les propos de Shermin Langhoff, une femme de théâtre issue de la migration, germano-turque, qui dirige le théâtre Maxim Gorki à Berlin, me semblait très pertinents.

Sous sa direction ce théâtre se pense comme un lieu où les constructions de la nation, de l’identité et de l’appartenance, sont remises en question.

Langhoff a organisé des expositions et de cycles de performances consacré par exemple à la fuite et à la recherche de refuge, et à la manière dont les frontières visibles et invisibles nous séparent. Sous le slogan « Désintégrez-vous », une centaine d’artistes ont présenté des œuvres multiples contre les stéréotypes et les simplifications autour de la notion de l’intégration et ont invité un large public à s’engager sur ces questions sociales.

Shermin Langhoff aimerait que son théâtre soit la « salle communale » de son quartier, un espace de rencontre, de fêtes, de garderie d’enfants, de concerts de musique, de bibliothèque et j’en passe.

Une utopie ? Un rêve ? Une chimère ?

En tant que migrante j’aime beaucoup cette idée de se « désintégrer ».

Les projets de Shermin Langhoff me font beaucoup penser à nos désirs et nos rêves d’art dans la cité en Australie au début des années 80, un petit âge d’or, comme dirait Bertolt Brecht.

J’ai eu l’immense chance de commencer mon travail de comédienne professionnelle très jeune au sein d’une compagnie de « community theatre », que l’on pourrait traduire comme « théâtre de proximité ».

Tout le mouvement du « community theatre » dès les années 60 à aujourd’hui en Australie, mais aussi en Angleterre, et ailleurs, était basé sur les buts et les envies humanistes, politiques et solidaires très similaires à ceux exprimés par Shermin Langhoff. Et 40 ans plus tard, en Suisse, je me retrouve encore en train de mettre en pratique et de me débattre avec ces idées.

Le concept de « post migration » cherche à saisir les transformations démographiques, politiques et culturelles des sociétés qui se sont structurées via l’expérience de la migration. Cela est vrai pour de nombreuses sociétés européennes construites sur un paradoxe : d’une part une volonté « d’intégration » des migrants et, d’autre part, une présence constante du thème de l’immigration dans les discours quotidiens et les stéréotypes racistes.

Puisque l’immigration en direction de l’Europe ne faiblit pas, cette problématique ne se réfère pas à une société où la migration n’existe plus, mais plutôt à une société où la migration fait partie intégrante de la vie quotidienne.

La « post migration » est employée par et pour les enfants ou petits-enfants d’immigré·es, c’est-à-dire des personnes qui n’ont bien souvent pas fait l’expérience de la migration, mais qui s’y réfèrent — ou s’y voient être référés — de multiples façons dans leur vie quotidienne. Elles et ils expriment des manières d’être et des modes d’appartenance hybrides et flexibles liés à des loyautés identitaires contradictoires : souvent citoyen·nes du pays d’accueil au niveau légal, elles et ils sont toujours perçu·es et traité·es comme des personnes migrantes, redevables d’une hospitalité sous condition.

Une société ne commence pas simplement à être post-migratoire après qu’un certain nombre de migrant.e.s soient entrés dans le pays, elle le devient surtout lorsqu’elle reconnaît aux niveaux politique et juridique qu’elle est un pays d’immigration.

Est-ce que la Suisse se considère un pays d’immigration ?

25 % de sa population est défini comme « étrangère » sur le site web du Département fédéral de justice et police.

Et Genève ?

Je veux bien qu’au cœur d’une agglomération transfrontalière, Genève se considère comme une ville cosmopolite et ouverte sur le monde, « dont 49 % de la population ne détient pas la nationalité helvétique ».

Mais, si 49% de la population de la ville ne détient pas la nationalité helvétique, cela signifie qu’une moitié de la population décide pour l’autre moitié. Qu’en est-il de la réelle représentativité ? Et que veut dire le mot démocratie dans ces circonstances.

Quand je suis arrivée à Genève, en 1989 je ne connaissais pas grand monde. Et je voyais, selon où je me promenais, des personnes qui venaient effectivement de partout dans le monde. Un peu plus tard quand mon enfant a commencé la crèche je croisais des parents et des bébés qui parlaient au moins 20 différentes langues. Genève était effectivement cette ville cosmopolite (et très riche).

Mais au théâtre cette diversité, cette profusion de langues et de couleurs, cette cosmo-politique, n’étaient absolument pas représentées.

Alors comment se sentir membre de la communauté si on ne peut pas répondre à nos besoins de base ? Si on se sent systématiquement comme des « autres » et pas comme des « nous ». Dans notre société genevoise, où est ce qu’on voit la « superdiversité » représentée ?

Depuis 30 ans le Théâtre Spirale cherche modestement à répondre à ces questions.

Ces derniers temps, je lis beaucoup le travail de la sociologue bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui.

Une grande partie de son œuvre aborde la continuité des logiques de domination des identités et des cultures indigènes.

Pour contrer le « mensonge du métissage » Silvia Rivera parle de couches qui se déposent comme des sédiments les uns sur les autres. Les couches ne se déposent pas toujours de façon harmonieuse et sereine. Mais c’est précisément ce contact rugueux, ces espaces de friction, qui nous permettent de rester humain.es, créati.ves, vivant·es et comme disait Gilles Deleuze, inquiet·es et intelligent·es.

C’est ce chemin de superposition qui me parait plus fécond qu’un métissage qui gomme les particularités de chacun·e. Dans l’idée de couches qui s’empilent il y a les prémices de l’accueil, de faire de la place pour l’autre en moi.

« L’assimilation », ou même « l’intégration » qui vient d’en haut, qui nous est demandé, ou souvent imposé à nous les migrants, ne tient pas compte des différences et reste rigide dans ses paradigmes, provoquant la ghettoïsation, et engendrant hostilité et intolérance.

Ces dernières années j’ai fait deux rencontres importantes qui m’ont permis de revenir à des questions essentielles sur la migration, l’exclusion, le théâtre et sa place dans la cité.

Depuis dix ans je travaille avec le Docteur Jean-Philippe Assal et son équipe, autour de ce qu’il appelle le Théâtre du Vécu. Le TDV a commencé à l’hôpital. Mais mon travail avec Jean Philippe s’est principalement centré sur une longue collaboration avec l’Hospice General.

Le Théâtre du Vécu est une démarche d’art-thérapie où les participant·es écrivent, puis mettent en scène leur histoire dans un cadre protégé et bienveillant. Jean-Philippe parle de l’acte thérapeutique avec des mots simples :

« Le Théâtre du Vécu est une démarche fragile, délicate et elle nécessite du respect, une capacité à contenir et entourer, un accompagnement chaleureux et un zeste d’humour. »

Je pense que ces mots définissent aussi comment je conçois mon rôle de metteuse en scène. Je crois intimement que le sens de la vie c’est de se relier aux autres, d’être écouté·e et de donner en partage à partir de ce qu’on a vécu, y compris de ce qu’on a perdu. Je crois beaucoup à un théâtre de solidarité qui donne du courage pour se dresser et refuser l’état actuel du monde. J’ai envie de parler directement au public avec solidarité et tendresse. Et j’ai envie de donner la voix à celles et ceux qui sont souvent invisibilisé·es et rendu·es muet·tes dans notre société.

A peu près au même moment de ma rencontre avec le TDV, j’ai aussi fait la connaissance d’Albana Krasniqi, directrice de l’UPA.

Albana et moi, on s’est rencontrées dans une salle de classe au service action citoyenne à Onex, la SAC, où elle donnait un cours de français. Ça a été un petit Coup de foudre. Elle n’était pas seulement d’accord que je bouge les tables, que nous travaillions à pieds nus, que je mette de la musique et que je danse, chante et joue avec les élèves. Mais elle a encouragé ces petits actes de rébellion et elle a toute de suite jouée avec nous. Notre entente s’est faite spontanément en puisant dans nos expériences, dans la pratique, dans l’inventivité et la maitrise. Nous avons vite compris que chacune cherche quelque chose de très similaire : travailler dans l’horizontalité, écouter les autres, se relier aux autres, donner modestement de l’espoir et de la confiance.

Albana m’a ensuite invitée à intervenir dans les cours de français pour des personnes migrantes à l’UPA, pour donner des ateliers de théâtre ainsi que des ateliers d’écriture.

Qu’est ce qui se passe dans nos ateliers ?

Doucement, j’espère, avec tact et humour, à travers des discussions, des jeux de théâtre, puis de l’écriture, nous proposons aux participant·es de prendre conscience de la similitude de leur situation, de leur humanité solidaire, malgré leurs différences culturelles et la différence des langues. En se racontant, mais aussi en écoutant les autres, nous nous rendons compte à quel point nous partageons peines et douleurs, mais aussi joie, gaieté et malice. Nous accompagnons les élèves dans une lente et délicate reconquête de leur amour propre. Et en retour, elles et ils nous offrent leurs précieux mots, leurs paroles, leurs amulettes.

Et c’est ainsi que le projet Amulette est né.

C’est ainsi que le projet Berceuse est né.

Aussi des ateliers théâtre

Aussi des ateliers démocratie.

Des petites tournées dans les associations.

Des expo photos.

Des conférences et tables rondes.

Je suis convaincue que nous sommes toutes et tous des auteurs et des autrices. Nous avons mille et une histoires en nous et un de nos plus grands plaisirs est de pouvoir les conter et les raconter. La force de notre mémoire et de notre imagination est sans fin. Quand je commence à raconter et que celles et ceux qui m’écoutent ont le temps et l’envie d’entendre, mon histoire grandit et s’approfondit, telle une épopée.

Je crois que nous avons besoin d’épopées contemporaines. Nous avons besoin d’aller chercher les histoires dans les vies, les bouches, les peurs, les joies, les rêves et la force des gens. Et pour cela nous avons besoin de temps, de préparation, de patience. Nous avons besoin de revendiquer que ce travail ne se fait pas dans l’urgence et dans le court terme, mais dans le très long terme. Nous avons besoin de savoir que ce travail ne se fait pas par en haut, mais entre nous, dans l’horizontalité, dans la fluidité, dans la transversalité. Dans un temps géologique comme le disait Bertolt Brecht. Nous avons besoin d’aide, financière et morale. Nous avons besoin de ne pas se sentir seul·es.

Nous avons aussi besoin de l’accès à des espaces sûrs et sécurisés pour toutes et tous. Peu importe notre identité, nos origines, notre appartenance religieuse, notre expression de genre ou d’orientation sexuelle, nous avons touxtes droit à des espaces non discriminatoires et des environnements inclusifs.

Les droits humains sont non négociables.

Nous devons rester créatif-ves, nous devons rester fluides, nous devons rester attenti.ves et généreuses et généreux.

Dans 3 ans ? Mes rêves :

La régularisation de touxtes les personnes « sans papiers » en Suisse qu’iels soient 1er, 2eme ou 3eme génération de migrant.es !!!!

Un vrai accueil de migrant.es (ce « phénomène » n’est pas près de s’arrêter)

Un soutien financier important

Une attention accrue sur les formes, le langage, les manières de traiter de ces sujets