Atacama: témoignage de Graziella Moraes Dias da Silva, Codirectrice du centre Albert Hirschman pour la démocratie (IHEID)
Comment appréhender un lieu qui éblouit par sa beauté pure mais qui porte les cicatrices de l’exclusion et de l’injustice? Une terre forgée par des siècles d’extraction et d’exploitation, mais encore vivante des souvenirs de couleurs, d’odeurs, d’aventures et d’enfances heureuses? Le spectacle Atacama embrasse ce paradoxe, tissant la riche tapisserie du désert du nord du Chili (ou peut-être du sud du Pérou? territoire de Diaguita?) à travers les histoires profondément personnelles de plusieurs générations de la famille Millner.
Le nord du Chili est souvent dépeint comme un espace vide. Sa population indigène d’origine, les Diaguita, était considérée comme éteinte – en partie à cause du génocide et en partie à cause de l’effacement culturel – jusqu’à ce qu’elle réapparaisse au début des années 2000 et constitue aujourd’hui le troisième groupe indigène du pays. Aujourd’hui, la région est surtout connue pour ses réserves de lithium, essentielles à la nouvelle économie verte. Toutefois, l’histoire de l’extraction dans le désert d’Atacama remonte à bien plus loin, à commencer par le salpêtre (nitrate de sodium). Ce minéral a acquis une grande valeur en tant qu’ingrédient dans les engrais et les explosifs, alimentant à la fois la croissance économique et l’intérêt international pour la région. La mondialisation, les voyages et la mobilité ont également ici des racines profondes, et c’est là que commence la relation étroite de la famille Millner avec la région.
C’est le grand-père de Michele Millner, co-metteuse en scène de la pièce avec Naima Arlaud, qui a quitté le Royaume-Uni pour s’installer à Atacama. Il était venu chercher du travail et de l’aventure, et il a trouvé les deux – ainsi que des liens familiaux – dans le nord du Chili. Bien que son voyage s’inscrive dans le cadre plus large de l’histoire des migrations coloniales Nord-Sud, nous ne devons pas négliger le rôle de la mobilité individuelle dans la création de liens entre les personnes, la terre et l’histoire. Même si sa blancheur européenne lui a offert des opportunités particulières, la migration du XIXe siècle impliquait également de se forger des racines, ce qui est bien différent des expériences d’expatriation souvent plus éphémères que nous connaissons aujourd’hui.
Les souvenirs sensoriels du père de Michele, tirés des mémoires qu’il a écrites dans ses dernières années, révèlent à quel point Atacama a imprégné l’histoire de sa vie. Dans la pièce, le public en fait l’expérience à travers les images créées par Sol Diaz et la musique interprétée par Raimundo Santander, Yves Cerf, Mael Godinat et Sylvain Fournier. Leurs mélodies et leurs harmonies nous rappellent la beauté générée par les rencontres, même si la violence fait partie de cette histoire.
Le père de Michèle et ses souvenirs constituent le pivot de la pièce. Du désert d’Atacama à l’Australie, nous écoutons ses souvenirs, nous nageons à ses côtés dans la mer et nous voyons comment le mouvement coexiste avec l’appartenance.
Michele montre magnifiquement comment l’identité de son père a été façonnée par ces migrations, qui se poursuivent à travers elle et ses enfants en Australie, au Chili et à Genève – tout comme elles ont fini par façonner la manière dont beaucoup d’entre nous se comprennent et comprennent le monde aujourd’hui.
Cela ne signifie pas que les déplacements et l’appartenance sont devenus plus faciles au fil du temps. En fait, comme le montre avec force le monologue cathartique de Meret vers la fin de la pièce, même si le mouvement est devenu plus accessible, nous sommes aujourd’hui bien plus conscients des privilèges, des conflits et de la destruction qui permettent et résultent de notre mobilité.
Au fond, Atacama transcende la scène, nous invitant à parcourir les chemins du désert balayés par le vent et à ressentir les échos intemporels qui nous lient par-delà les océans et les générations. Il révèle comment la mémoire, le travail et l’amour convergent vers une terre qui captive et défie à la fois. À travers des images vivantes, une musique évocatrice et les souvenirs profondément personnels de la famille Millner, nous sommes témoins de la manière dont l’appartenance et le mouvement se remodèlent continuellement l’un l’autre. Et dans ces contradictions intimes – entre passé et présent, douleur et espoir, exclusion et privilège, frontières et mobilité – de nouvelles formes d’appartenance peuvent tranquillement prendre racine dans les endroits les plus inattendus.
(traduit de l’anglais par Michele Millner)