Atacama: témoignage d’Erzsi Elizabeth Kukorelly, département d’anglais, faculté des lettres, Université de Genève

(Version originale en anglais)

Merci pour Atacama, un nouveau triomphe de la maison Millner qui défie les genres. Et celui-ci est vraiment de la maison Millner, avec toutes les implications patriarcales et généalogiques du mot. Le père, la mère, les pères et les mères qui les ont précédés, la fille et la…?

Je ne sais pas trop, Meret, où toi tu te situes dans cette généalogie. Les mots que nous possédons sont tous tellement genrés, ce qui, bien sûr, est essentiellement le sens, parce que le patriarcat et la généalogie font partie de la conspiration masculiniste de la transmission (du nom, de l’argent, du statut, du pouvoir). Mais la magie du théâtre te permet de bondir dans le passé et revêtir le corps et les vêtements de ton grand-père, et de produire sa voix d’une manière qui émeut ta mère, sa fille. Ces pronoms, les pronoms possessifs, font également partie de l’emprise de la langue (anglaise, française, du moins) qui promulgue les structures du pouvoir, proclamant insidieusement que les gens doivent nécessairement exister dans des réseaux de possession et de pouvoir. (Viva est-elle «ma fille»? veut-elle l’être?)

La famille a longtemps été le relais du pouvoir patriarcal en Europe. Au début de la période moderne, la structure était assez claire, en particulier dans les hautes sphères de la hiérarchie: Dieu, le roi, les nobles, les yeomen, les artisans, les marchands, les laboureurs, puis toutes les épouses; quelque part entre les nobles et les yeomen, les enfants de la noblesse, mais surtout les enfants en bas, toujours en bas, des choses possédées, dont la blessure et l’affamement pour des raisons punitives sont pas particulièrement criminels. Lorsque le colonialisme et le capitalisme ont fait leur bonhomme de chemin par le monde, la famille (la famille européenne, bien sûr) a été considérée comme leur véhicule parfait : production (par les hommes, payée par des salaires), reproduction (par les femmes, non payée) et consommation (décidée par les femmes, principalement). Et, bien sûr, les familles sont les agents de la colonisation et du génocide proprement dits – aller là-bas, vivre là-bas, tuer là-bas.

Mais alors, qu’en est-il de l’amour? L’amour n’est-il pas là, dans les familles, de naissance ou choisi? Peut-on accepter que l’amour et l’exploitation puissent coexister dans les mêmes liens, dans les mêmes constellations de personnes? Qu’en est-il de l’amour que les parents éprouvent pour leurs enfants, un tiraillement doux-amer quelque part vers l’estomac, un trouble inimaginable du cœur, l’envie infinie de les regarder (quand ils sont bébés), et une sorte de fierté étrange et étrangement coupable (quand ils sont adultes)?

Et qu’en est-il de l’amour que les enfants ressentent pour leurs parents? Il m’arrive de penser à mes propres parents âgés, d’envisager leur mort prochaine, de me sentir d’abord soulagée à cette idée, puis de laisser la réalité s’infiltrer dans mes os, et alors je pleure, je vous jure que je pleure. Ainsi, cet amour, cet amour beau, désirable, enviable, voyage le long des chaines et des canaux des liens familiaux, les mêmes cours qui transportent les exploitations du patriarcat (et de ses serviteurs, le capitalisme, le colonialisme, l’hétéronormativité et l’extractivisme). S’agit-il d’un paradoxe? Une ambiguïté? Une prise de conscience douloureuse? Le fait d’aimer nos parents et nos enfants nous rend-il d’une certaine manière complice de tout cela?

Je pense que oui, mais je pense aussi que c’est inévitable, de la même manière que tant d’entre nous sommes complices des horreurs du monde et de son histoire. Alors que je vous écris depuis un village de montagne suisse par un après-midi d’automne ensoleillé, à environ un quart de chemin dans le XXIe siècle, inspirée par les émotions que votre spectacle a suscitées en moi, et alors que j’essaie d’exprimer ces émotions en pensées et en mots, je me rappelle respectueusement ce que James Baldwin a écrit à propos de son séjour dans un autre village de montagne suisse, à seulement 77,7 km de là.

Mais il y a une grande différence entre être le premier homme blanc à être vu par des Africains et être le premier homme Noir à être vu par des blancs.

L’homme blanc considère que la stupéfaction est un hommage, car il arrive pour conquérir et convertir les indigènes, dont l’infériorité par rapport à lui n’est pas à remettre en question; tandis que moi, sans aucune velléité de conquête, je me trouve parmi un peuple dont la culture me contrôle, m’a, pourrait-on même dire, créé, un peuple qui m’a coûté plus d’angoisse et de rage qu’il n’en saura jamais, et qui pourtant ne sait même pas que j’existe. La stupéfaction avec laquelle je les aurais peut-être accueillis, s’ils étaient entrés dans mon village africain il y a quelques centaines d’années, aurait pu réjouir leur cœur. Mais celle avec laquelle ils m’accueillent aujourd’hui ne peut qu’empoisonner le mien. […] Du point de vue du pouvoir ces gens ne peuvent être des étrangers nulle part dans le monde ; en effet, le monde moderne est de leur facture, même s’ils ne le savent pas. Le plus analphabète d’entre eux est lié, d’une manière dont je ne suis pas, à Dante, Shakespeare, Michel-Ange, Eschyle, De Vinci, Rembrandt et Racine ; la cathédrale de Chartres leur transmet quelque chose qu’elle ne peut pas me transmettre, tout comme l’Empire State Building de New York, si jamais quelqu’un d’ici le vit un jour. De leurs hymnes et de leurs danses viennent Beethoven et Bach. Remontez quelques siècles en arrière et ils sont en pleine gloire – mais je suis en Afrique, en train de voir arriver les conquérants.[1] 

Bien sûr, où que nous soyons dans le monde, nous sommes ces gens-là, les villageois de Loèche-les-Bains, les descendants naturels de Shakespeare et co. Et où cela nous mène-t-il? Ce n’est pas une pensée agréable. Pour ma part, elle me laisse un sentiment de malaise aigu, un sentiment de culpabilité qui se glisse sur la surface de ma peau et s’insinue dans mes entrailles, en privé, en secret. Parce qu’on nous a appris à savoir que la culpabilité elle-même est coupable – les larmes de la femme blanche, la fragilité blanche, la culpabilité blanche – et je suis d’accord. Peut-être que la compassion et l’empathie sont meilleures que la culpabilité; bien sûr qu’elles le sont, mais comment savoir ce qui est quoi? Et la colère a-t-elle sa place? La colère des blancs peut-elle être légitime ou n’est-elle que trop peu, trop tard et de toute façon inutile? Puis-je exprimer mes émotions concernant mon sentiment de complicité historique dans l’exploitation et le désempouvoirement des peuples et des territoires d’une manière qui ne soit pas elle-même complice, exploitante et désempouvoirante? Avec quelle délicatesse et quelle inquiétude puis-je diriger mes mots de manière à maintenir une posture éthique?

Dans votre spectacle, vous avez dirigé vos mots, vos corps et vos voix de manière à maintenir une posture éthique. Je pense que la manière dont vous y êtes parvenu réside dans la fusion particulière du privé et du public, du familial et du politique. En regardant le spectacle, on n’a jamais eu le sentiment qu’ils pouvaient exister séparément. Le film en noir et blanc vacillant d’une famille nucléaire (celle de Pops) qui semble s’être aimée dans le désert chilien d’Acatama n’a jamais été entièrement séparé de l’extraction des ressources, du génocide, de l’ethnocide et du linguicide qui ont sous-tendu la prospérité de cette famille; pourtant, l’amour était aigu, palpable, nous pouvions y participer et y trouver du réconfort. La destruction et le réconfort peuvent-ils exister en parallèle? Oui, certainement. Le réconfort excuse-t-il la destruction ? Non, jamais. C’est une danse étrange qu’ils mènent, le réconfort et la destruction, partenaires dans la chorégraphie délicate et trépidante de l’émergence historique. Meret, je crois que l’agitation physique et vocale que tu nous as donnée vers la fin du spectacle s’est produite à la confluence d’une réconciliation malaisante entre le réconfort et la destruction. La violence avec laquelle ton corps et ta voix ont occupé l’espace scénique démentait (me semble-t-il) un haut niveau de contrôle et de précision. Ce n’était pas un lâcher-prise, c’était plutôt (encore une fois, me semble-t-il) une représentation du lâcher-prise, sa performance. Il existe une tension entre ce qu’on voit, et la manière dont on nous le fait voir.

Donc, ici aussi, une tension – comme celle que produit la position impossible de devoir choisir: ma famille est-elle amour ou exploitation? Suis-je complice ou innocente? Suis-je un homme ou une femme? Pour certains d’entre nous, certains de ces choix sont faciles, pour d’autres moins. Si nous n’y pensons pas, soit. Mais si nous y pensons, nous nous rapprochons de la compréhension de quelque chose du monde, quelque chose qui doit exister sur un plan qui inclut la compassion et l’empathie.

Ensemble, chèr·es Michele et Meret, vous avez produit une pièce de théâtre, une performance, un agglomérat génériquement bizarre d’actions et d’existences, de voix et de corps produits au public et qui créent des émotions, une mise en scène qui m’a tellement émue que j’ai eu besoin de vous en écrire. L’émotion de mon amie Cora a intensifié la mienne. Le fait de pouvoir s’asseoir l’une à côté de l’autre et de vivre cette expérience ensemble a également créé quelque chose entre nous, une couche supplémentaire d’amitié, une ramification, une douceur et une fusion que nous n’aurions pas eues autrement. Je vous en remercie.

Restons dans le réconfort la plupart du temps, mais acceptons que la destruction sera là aussi.

Avec tout mon amour et mon admiration.


[1] James Baldwin. “Stranger in the Village.” Notes of a Native Son. Beacon Press, 1955. La traduction est de l’autrice. J’aurais préféré donner une traduction faite par une personne racisée, mais j’en ai pas trouvé au moment où je traduisais cette lettre en français. .